II

L’après-midi du vendredi, qui est chez les Juifs le commencement du saint jour de sabbat, elle se faisait belle et ornée, ma mère. Elle mettait sa solennelle robe de soie noire et ceux de ses bijoux qui lui restaient encore. Car j’étais prodigue en ma rieuse adolescence et je donnais des billets de banque aux mendiants lorsqu’ils étaient vieux et avaient une longue barbe. Et si un ami aimait mon étui à cigarettes, l’étui d’or était à lui. Elle avait vendu à Genève, lorsque j’étais un étudiant aux noirs hymnes indisciplinés sur ma tête et que j’avais un beau cœur quelque peu fou quoique tendre, elle avait vendu ses plus nobles bijoux dont elle était si fière, ma chérie, et qui étaient nécessaires à sa naïve dignité de fille de notables d’un âge disparu. Tant de fois, toujours roulée par les bijoutiers, elle avait vendu pour moi de ses bijoux, en cachette de mon père dont la sévérité nous effrayait, elle et moi, et nous faisait complices. Je la revois sortant de cette bijouterie de Genève, si fière de la pauvre grande somme d’argent qu’elle avait obtenue pour moi, heureuse, bouleversante de bonheur, heureuse d’avoir vendu pour moi ses chers pendants d’oreilles, ses bagues et ses perles qui étaient ses décorations de caste, son honneur de dame d’Orient. Si heureuse, ma chérie qui marchait déjà péniblement, déjà guettée par la mort. Si heureuse de se dépouiller pour moi, de me donner les billets de banque qui, en quelques jours, allaient flamber dans mes jeunes et prestes mains, rapides à donner. Je prenais, fol et ensoleillé et peu préoccupé de ma mère, car j’avais d’éblouissantes dents acérées et j’étais l’amant aimé quoique aimant d’une belle jeune fille et de cette autre et ainsi infiniment dans les miroirs réfléchissants du château de l’amour. O curieuses pâleurs de mes amours défuntes. Je prenais les billets de banque et je ne savais pas, fils que j’étais, que ces humbles grosses sommes étaient l’offrande de ma mère sur l’autel de maternité. O prêtresse de son fils, ô majesté que je fus trop longtemps à reconnaître. Trop tard maintenant.

Chaque sabbat, à Marseille, où je venais, de Genève, passer mes vacances, ma mère nous attendait, mon père et moi, qui allions revenir de la synagogue avec les brins de myrte à la main. Ayant fini d’orner pour le sabbat son humble appartement qui était son juif royaume et sa pauvre patrie, elle était assise, ma mère, toute seule, devant la table cérémonieuse du sabbat et, cérémonieuse, elle attendait son fils et son mari. Assise et se forçant à une sage immobilité pour ne point déranger sa belle parure, émue et guindée d’être dignement corsetée, émue d’être bien habillée et respectable, émue de plaire bientôt à ses deux amours, son mari et son fils, dont elle allait entendre bientôt les pas importants dans l’escalier, émue de ses cheveux bien ordonnés et lustrés d’antique huile d’amandes douces, car elle était peu roublarde en toilette, émue comme une petite fille de distribution de prix, ma vieillissante mère attendait ses deux buts de vie, son fils et son mari.

Assise sous mon portrait de quinze ans qui était son autel, mon affreux portrait qu’elle trouvait admirable, assise devant la table du sabbat et les trois bougies allumées, devant la table de fête qui était déjà un morceau du royaume du Messie, ma mère avait une respiration satisfaite mais un peu pathétique car ils allaient arriver, ses deux hommes, les flambeaux de sa vie. Oh oui! se réjouissait- elle, ils trouveraient l’appartement si propre et luxueux en ce sabbat, ils la complimenteraient sur l’ordre éblouissant de son appartement, et ils la complimenteraient aussi sur l’élégance de sa robe. Son fils, qui n’avait jamais l’air de regarder mais qui voyait tout, lancerait un rapide coup d’œil sur cette nouvelle collerette et ces nouveaux poignets de dentelle et, oui, certainement, ces transformations auraient son importante approbation. Et elle était déjà fière, elle préparait déjà ce qu’elle allait leur dire, peut-être avec quelques innocentes exagérations sur ses rapidités et prouesses domestiques. Et ils verraient quelle femme capable elle était, quelle reine de maison. Telles étaient les ambitions de ma mère.

Elle restait là, assise et toute amour familial, à leur énumérer déjà en pensée tout ce qu’elle avait cuisiné et lavé et rangé. De temps à autre, elle allait à la cuisine faire, de ses petites mains où brillait une auguste alliance, d’inutiles et gracieux tapotements artistes avec la cuiller de bois sur les boulettes de viande qui mijotaient dans le coulis grenat des tomates. Ses petites mains potelées et de peau si fine, dont je la complimentais avec un peu d’hypocrisie et beaucoup d’amour, car son naïf contentement me ravissait. Elle était si adroite pour la cuisine, si maladroite pour tout le reste. Mais dans sa cuisine, où elle gardait son pimpant de vieille dame, quel fameux capitaine résolu elle était. Naïfs tapotements de ma mère en sa cuisine, tapotements de la cuiller sur les boulettes, ô rites, sages tapotements tendres et mignons, absurdes et inefficaces, si aimants et satisfaits, et qui disiez son âme rassérénée de voir que tout allait bien, que les boulettes étaient parfaites et seraient approuvées par ses deux difficiles, ô très avisés et nigauds tapotements à jamais disparus, tapotements de ma mère qui toute seule imperceptiblement souriait en sa cuisine, grâce gauche et majestueuse, majesté de ma mère.

Revenue de la cuisine, elle allait s’asseoir, très sage en sa domestique prêtrise, satisfaite de son pauvre petit convenable destin de solitude, uniquement ornée de son mari et de son fils dont elle était la servante et la gardienne. Cette femme, qui avait été jeune et jolie, était une fille de la Loi de Moïse, de la Loi morale qui avait pour elle plus d’importance que Dieu. Donc, pas d’amours amoureuses, pas de blagues à l’Anna Karénine. Un mari, un fils à guider et à servir avec une humble majesté. Elle ne s’était pas mariée par amour. On l’avait mariée et elle avait docilement accepté. Et l’amour biblique était né, si différent de mes occidentales passions. Le saint amour de ma mère était né dans le mariage, avait crû avec la naissance du bébé que je fus, s’était épanoui dans l’alliance avec son cher mari contre la vie méchante. Il y a des passions tournoyantes et ensoleillées. Il n’y a pas de plus grand amour.

Lors d’un sabbat auquel je pense maintenant, elle était assise en son attente, satisfaite d’elle-même et de la bonne mine qu’avait son fils ce matin, et elle complotait une pâte d’amandes à lui préparer dimanche. « Je la ferai un peu plus cuite que la dernière fois », pensait-elle. Et lundi, oui, elle lui ferait un gâteau de maïs avec beaucoup de raisins de Corinthe. Très bien. Soudain, regardant la pendule et s’apercevant qu’il était déjà huit heures du soir, elle s’épouvanta avec trop d’expression et peu de cette maîtrise qui est l’apanage des peuples sûrs du lendemain et habitués au bonheur. Ils avaient dit qu’ils seraient de retour à sept heures. Un accident? Écrasés? Le front moite, elle alla vérifier l’heure au chronomètre de la chambre à coucher. Six heures cinquante seulement. Sourire à la glace et remerciements au Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. Mais en fermant la porte de la chambre à coucher, sa main effleura la pointe d’un clou. Tétanos! Vite, teinture d’iode! Les Juifs aiment un peu trop la vie. Elle eut peur de la mort et elle pensa à la chemise de la nuit de noces qu’on lui remettrait le jour de sa mort, la terrible chemise qui était enfermée dans le dernier tiroir de son armoire, tiroir effrayant qu’elle n’ouvrait jamais. Malgré sa religion, elle croyait peu à la vie éternelle. Mais soudain l’animation de vivre revint, car elle venait d’entendre au bas de l’escalier les pas émouvants des deux aimés.

Un dernier regard au miroir, pour ôter les dernières traces de la poudre de riz qu’en ce jour de fête elle mettait en secret et avec un grand sentiment de péché, une naïve poudre blanche de Roger et Gallet, qui s’appelait, je crois, « Vera Violetta ». Et vite elle allait ouvrir la porte, assujettie par une chaîne de sûreté, car on ne sait jamais et les souvenirs des pogromes sont tenaces. Vite préparer l’entrée des deux précieux. Telle était la vie passionnelle de ma sainte mère. Peu Hollywood, comme vous voyez. Les compliments de son mari et de son fils et leur bonheur, c’était tout ce qu’elle demandait de la vie.

Elle ouvrait la porte sans qu’ils eussent eu à frapper. Le père et le fils ne s’étonnaient pas de cette porte qui s’ouvrait magiquement. Ils avaient l’habitude et ils savaient que cette guetteuse d’amour était toujours à l’affût. Oui, à l’affût et tellement que ses yeux, guetteurs de ma santé et de mes soucis, m’indisposaient parfois. Obscurément, je lui en voulais de trop surveiller et deviner. O sainte sentinelle perdue à jamais. Devant la porte ouverte, elle souriait, émue, digne, presque coquette. Comme je la revois lorsque j’ose et comme les morts sont vivants. « Bienvenus », nous disait-elle avec une timide et sentencieuse dignité, désireuse de plaire, émue d’être digne et embellie de sabbat. « Bienvenus, paisible sabbat », nous disait-elle. Et de ses mains levées, écartées en rayons, elle me bénissait sacerdotalement et regardait, presque animalement, avec une attention de lionne, si j’étais toujours en bonne santé ou, humainement, si je n’étais pas triste ou soucieux. Mais tout était bien ce jour-là et elle aspirait l’odeur du myrte traditionnel que nous lui apportions. Elle frottait les brins entre ses petites mains et elle en humait l’odeur un peu théâtralement, comme il convient aux gens de notre tribu orientale. Elle était alors si jolie, ma vieille Maman qui se mouvait avec peine, ma Maman.